Le miroir des idées: le primaire et le secondaire
Comme par écho à la chasse et la pêche et pour mieux comprendre (le
chasseur est un primaire tandis que le pêcheur est un secondaire):
"La
distinction entre primaire et secondaire vient de la caractérologie, et
il importe pour bien la comprendre d'oublier la connotation scolaire
qui risque de s'y attacher comme une mauvaise odeur.
Un secondaire
vit en référence constante à son passé et à son avenir. La nostalgie de
ce qui n'est plus et l'appréhension de ce qui va arriver obnubilent son
présent et dévaluent sa sensation immédiate. Son intelligence se sert
du calcul plus que de l'intuition. Son espace est une chambre d'écho et
un dédale de perspectives. En amour, la fidélité lui importe plus que
la liberté. Il est constamment hanté par ces trois fantômes: le
remords, le regret et le ressentiment. François Mauriac: "Je pardonne
quelquefois, mais je n'oublie jamais."
Le primaire s'enchante de la
jeunesse de l'éternel présent. Il peut être cérébral ou sensuel, c'est
l'homme de l'évidence originelle et du premier commencement. Chaque
matin est pour lui le premier jour de la Création. Il ne s'embarrasse
pas de fantômes ni de chimères. Il se montre spontanément ingrat,
imprévoyant, mais sans rancune. Il adhère par instinct à ce qui s'offre.
Rien
de plus étrange que certains couples qu'on voit se former dans
l'histoire et qui réunissent un primaire et un secondaire.,
perpétuellement hésitant entre l'admiration et le mépris, l'amour et la
haine réciproques. Tels furent par exemple Voltaire-le-primaire et
Rousseau-le-secondaire qui se querellèrent des années, mais qui
moururent à quelques semaines d'intervalle, comme s'ils ne pouvaient
vivre l'un sans l'autre. Mais Voltaire était l'homme du présent, tandis
que Rousseau, en écrivant ses Confessions, à la fois plongeait dans son propre passé et créait l'oeuvre fondatrice de la littérature moderne.
Un
peu plus tard, l'histoire frnaçaise était dominée par un autre couple
comparable: Talleyrand et Napoléon. Les premières lettres de Talleyrand
au général Bonaparte pendant ses campagnes d'Italie et d'Egypte sont
d'amour purement et simplement. Pour le diplomate déjà mûr et
passablement compromis, demeuré obstinément enraciné dans l'Ancien
Régime - son exclamation fameuse "qui n'a pas connu l'Ancien Régime ne
sais pas ce qu'est la douceur de vivre" est une profession de foi
secondaire -, ce général d'origine obscure, brillant de génie juvénile,
incarne un héros romantique avant l'heure, d'une dimension presque
mythologique.
Mais la séduction est réciproque. Aux yeux du petit
ambitieux corse, à l'accent et à l'allure ridicules, ce représentant
d'une des plus anciennes familles de l'aristocratie, parfait
connaisseur de toutes les cours d'Europe, c'est un père idéal, guide et
tuteur indispensable pour accéder au pouvoir. Peu à peu les relations
se dégradent, mais les griefs restent dans la ligne définie: primarité
contre secondarité. Pour Napoléon, dans les pires moments, Talleyrand
est un monstre de duplicité. ("Vous êtes de la merde dans un bas de
soie.") Pour Talleyrand, Napoléon n'est qu'une brute grossière et
impulsive. Le génie primaire a connu une floraison exceptionnelle à la
fin du XIXe et au début du XXe siècle, dans la peinture avec
l'impressionnisme, école de l'instant dépourvu de passé et d'avenir, et
avec la musique de Claude Debussy. La poésie de son côté présente sur
un siècle une magnifique lignée primaire que l'on peut faire remonter à
Théophile Gautier, et qui s'est poursuivie avec les Parnassiens, Paul
Valéry et Saint-John Perse. "